La tombe du vendredi

J’ai aperçu un taxiphone.

Il valait peut-être mieux que j’appelle ma mère tout de suite pour être débarrassé. Plus tôt je l’appellerais, plus tôt je n’aurais pas à la rappeler. Ce serait fait pour la semaine.

J’ai mis cinq cents dans la fente et j’ai composé le numéro.

J’ai laissé sonner dix fois avant de raccrocher.

Je me suis demandé où elle était.

Et puis je me suis rappelé qu’on était vendredi et qu’elle était allée porter des fleurs au cimetière sur la tombe de mon père. Elle le faisait tous les vendredis. Chez elle, c’était un rituel : qu’il pleuve ou qu’il vente, elle allait sur sa tombe tous les vendredis.

Peut-être que ce n’était pas le bon jour pour lui téléphoner.

Ça ne ferait que lui rappeler que je l’avais tué quand j’avais quatre ans.

Non : il valait mieux que je l’appelle demain.

Ce serait plus intelligent.

J’ai commencé à penser au jour où j’avais tué mon père. J’ai remonté dans mes souvenirs jusqu’au moment où je me suis rappelé que c’était un dimanche, qu’il faisait très doux, qu’il y avait un cabriolet modèle T tout neuf garé dans la rue en face de chez nous et que je m’en étais approché quelques instants plus tôt, pour sentir comme la voiture était neuve. J’étais gosse à l’époque et je suis allé tout droit à la voiture : j’ai mis mon nez en plein sur l’aile et j’ai reniflé un bon coup.

Je trouve que la meilleure odeur du monde, c’est celle des choses toutes neuves : vêtements, meubles, postes de radio ou voitures, et même appareils ménagers du genre grille-pain ou fer électrique. Je trouve que tout ça sent bon quand c’est tout neuf.

Bon. Enfin. J’étais en train de me rappeler le matin où j’avais tué mon père. J’en étais arrivé au moment où j’avais le nez sur l’aile d’un modèle T tout neuf quand tout à coup j’ai changé le cours de mes idées. Je n’avais pas envie de penser à quand j’avais tué mon père, alors j’ai simplement changé de conversation dans ma tête.

Je ne pouvais pas penser à Babylone non plus, parce que ça risquait de tout flanquer par terre : j’ai pensé à mon client.

C’était qui mon client ?

A quoi ressemblait-il ?

Qu’est-ce qu’il voulait que je fasse ?

Pourquoi fallait-il que j’aie un pistolet ?

Est-ce qu’on allait me demander de faire quelque chose d’illégal ?

Si on me le demandait, naturellement je le ferais, sauf s’il fallait tuer quelqu’un. A cheval donné on ne regarde pas les dents. Quand on est embarqué, il faut bien ramer ; en tout cas je n’allais tuer personne. C’était la seule chose que je refuserais de faire. J’étais vraiment désespéré. J’avais besoin de ce putain de fric.

Je ne savais pas si mon client était un homme ou une femme. Tout ce que je savais, c’était que j’avais rendez-vous avec quelqu’un devant une station de radio à six heures. Eux savaient déjà à quoi je ressemblais, comme ça ce n’était pas la peine que je sache à quoi ils ressemblaient eux. Tout cela n’avait de sens qu’à condition d’être aussi fauché que je l’étais ; et à mes yeux, tout cela était très clair.